CHAPITRE V

 

Au bout d’une heure de marche aveugle elle avait en partie récupéré ses esprits. Les poings au fond des poches, elle s’efforça au calme et tenta de dresser un bilan réaliste de la situation. Il était désormais hors de question qu’elle retournât chez elle, du moins pendant un bon moment. L’hôtel, quant à lui, ne présentait pas plus de garantie. Sa photo publiée dans la presse du soir suffirait à faire d’elle le point de mire de tous les indicateurs. À peine serait-elle assise sur son lit que Cazhel, ou les autres, posséderaient déjà sa nouvelle adresse. Et les « autres » lui faisaient encore plus peur que la police. Elle avait pu expérimenter un échantillon de leurs procédés, elle ne tenait pas à recommencer de sitôt…

Ce fut en croisant une prostituée gainée par un coûteux costume de cuir noir, qu’elle entrevit l’embryon d’une solution. Comme les pseudo-voyous, il s’agissait d’un robot gracieusement mis à la disposition des habitants du parc résidentiel par les services culturels de la municipalité. Ainsi les privilégiés de la luxueuse cité pouvaient-ils s’encanailler à loisir sans courir le risque d’attraper une maladie vénérienne ou de se retrouver rançonnés par un quelconque maquereau. On ne payait jamais, un soliste virtuose le lui avait expliqué. L’entretien des androïdes était simplement ajouté au montant des impôts locaux, comme n’importe quel service public. Elsy s’arrêta, considéra la grande fille blonde aux cheveux coupés en brosse. Les esthéticiens du bureau cybernétique s’étaient appliqués à lui donner un air vulgaire et une bouche molle. Sa combinaison de cuir lacée laissait entrevoir la toison acrylique d’un pubis insolemment bombé. Elle cligna de l’œil et s’approcha de l’habilleuse en se passant plusieurs fois la langue sur les lèvres.

— Alors, petite fille, on cherche la cajole ? Pas envie du rut rude au piston dressé ? Missy comprend ça. Missy sait faire la douce, Missy connait la langue de velours et le doigt trépideur… Si tu veux venir…

Elsy acquiesça. L’autre prit le bras et se pencha à son oreille.

— Tu me plais, mais connais-tu le mot de passe ?

Elsy s’écarta, fouilla dans son sac, comprenant que la machine venait de lui demander de justifier son appartenance au bloc résidentiel. Par bonheur elle avait conservé le jeton magnétique qu’on lui avait remis à l’agence au moment de la signature du bail. Il s’agissait d’un disque métallique codé équivalant à un véritable coupe-file, et strictement réservé aux seuls résidents du quartier. Grâce à lui on pouvait accéder à tous les services de la cité élective, alors que ces mêmes services restaient obstinément fermés aux habitants des quartiers voisins dont la population était principalement composée de « gens du commun ». Sans disque, la cabine du visiophone refusait de se mettre en marche, le taxi automatique de démarrer, et la porte des toilettes publiques de s’ouvrir.

— Ainsi il n’y a pas de mélange, avait expliqué l’agent immobilier avec un sourire onctueux, chacun chez soi c’est le secret de la tranquillité, chacun À SA PLACE et tout va bien !

Elle finit par trouver le jeton doré et le glissa dans la paume de la dénommée Missy. Il y eut un bref cliquetis d’enregistrement.

— On y va, souffla la fille de cuir, prépare-toi à chanter la chanson des cuisses écartées ! Tu vas voir comme je suis une bonne maîtresse de chorale !

Elsy ne prêta aucune attention à ce babillage enregistré, à présent son cerveau tournait à toute vitesse pour trouver le moyen d’occuper le local du robot un temps maximum. Quelle était la durée limite ? Elle n’en savait rien, mais il était fort probable que les débats restaient limités à une nuit. Ce n’était pas assez pour récupérer et prendre une décision. Elle jura entre ses dents. Sa compagne la fit pénétrer dans un immeuble cossu, puis dans un studio dont la pauvreté contrastait étrangement avec le tapis rouge de l’escalier et les dorures des lambris du hall. D’abord stupéfaite, Elsy comprit que les décorateurs s’étaient appliqués à recomposer le décor-type d’une chambre « de passe ». Rien ne manquait : ni le dessus-de-lit semé de taches douteuses, ni le bidet avec sa serviette grise de crasse et son pain de savon. Au-dessus de la couche, une plaque d’émail avait été vissée, énumérant un certain nombre de règles, la jeune fille en lut quelques extraits.

« … Tous les objets contenus dans ce local sont rigoureusement aseptisés après utilisation, c’est donc en pleine confiance que vous pouvez en user. Toutefois nous attirons votre attention sur le fait que les coups supérieurs à un impact de 3 kg au cm2 ont tendance à endommager le robot de service. En cas de panne sortez en tirant la porte derrière vous. L’unité de plaisir s’auto-réparera dans un délai de 24 heures. Nous vous laissons le soin d’apprécier la magnifique reconstitution à laquelle se sont livrés nos experts, et qui recrée l’ambiance d’une chambre d’hôtel « borgne » des années 50, à Montparnasse (Paris/France/Terre). Avec nos meilleurs souhaits de détente. »

 

— Laisse-toi faire, chuchota Missy, je vais te déshabiller.

Elle fit glisser l’imperméable, ôta la robe, et allongea Elsy sur le lit pour lui enlever sa culotte. À cette occasion la jeune fille vit que les draps et l’oreiller étaient frappés d’une inscription au fil bleu : « Propriété du ministère de la culture », suivait un numéro incompréhensible.

— Viens, je vais te laver.

Elle s’abandonna, essayant de ne pas regarder les excroissances brunes qui pointillaient désormais la peau de son ventre. Missy s’acquitta de sa tâche avec une infinie douceur.

— Je peux rester combien de temps ? s’enquit Elsy.

— Pas au-delà de demain matin dix heures, mon chou. Après on désinfecte en gazant la pièce, tu serais intoxiquée. Je ne fais qu’un client par nuit, qualité avant tout ! Dès qu’il y a deux corps sur ce lit, un voyant s’allume à la porte, indiquant que je suis occupée jusqu’au lendemain soir…

— Et si tu tombes en panne ?

— Ça arrive, surtout avec les sadiques. Tu me laisses où je suis et tu pars sans te soucier de rien, il n’y a pas d’amende pour détérioration. Le coût de la remise en état est facturé sur les impôts locaux… Passons à la bricole, tu as des préférences ou je te fais la panoplie ?

Prise de court, Elsy ne sut que lâcher : « Va pour la panoplie. »

Missy se révéla d’une prodigieuse dextérité, et, malgré ses préoccupations, la jeune fille ne put s’empêcher de crier son plaisir à trois reprises. Vers minuit, l’androïde lui proposa une collation et brancha l’écran du télé-journal dissimulé derrière un chromo pivotant. Elle sursauta…

 

« … De toute dernière minute ! disait le défilement des lignes bleuâtres, Rebondissement dans l’affaire Léonora. Un mort retrouvé au domicile de l’habilleuse de la danseuse étoile ! Il s’agirait d’un vigile connu des services de police, et dont l’emploi officiel aurait consisté à assurer la protection rapprochée des vedettes. L’homme a eu le crâne fracassé, probablement au moyen d’une barre de fer. D’après les enquêteurs il semblerait que la victime ait tenté de provoquer les aveux de l’étrange jeune femme mais que celle-ci ait été secourue par un tiers. Quoi qu’il en soit, Elsy Willoc demeure introuvable, d’aucuns disent « en fuite ». Dans certains milieux du spectacle on estime que la complicité de cette dernière, et sa collusion avec le groupement terroriste qui s’est tristement illustré au cours de la journée d’hier, ne font plus désormais aucun doute et l’on parle de plus en plus d’un possible « Racket de la beauté »… Affaire à suivre ! »

Elsy ferma les yeux, digérant l’information. Pour avoir fait si vite il fallait que quelqu’un ait prévenu la police. Le second tortionnaire probablement, celui qu’elle avait aspergé de produit « multipliant »… L’étau se refermait. Sans appui, sans argent, elle ne pourrait défier la meute très longtemps. Elle se sentit lasse, avala le reste de son repas par précaution, et retourna s’allonger. Le visage de Missy creusa son chemin entre ses cuisses, mais elle la repoussa, prétextant qu’elle voulait dormir. L’androïde sourit, s’étendit à ses côtés, posa une main sur son ventre et mima le sommeil, mécanique docile conçue pour obéir sans jamais s’étonner.

Elsy fixait le plafond, quêtant désespérément une solution. Quelque part dans l’obscurité le tic-tac enregistré d’un faux réveil à ressort rythmait les secondes. Vers trois heures elle se leva, marcha vers la fenêtre dont elle tira les rideaux. Comme elle s’y attendait, il s’agissait d’une ouverture factice. Derrière les vitres une photographie en relief restituait un paysage vieillot de toits et de cheminées. La pièce n’était qu’un sas aux murs pleins. Elle passa dans la salle de bains faussement vétuste où attendaient un baquet de bois et un broc, chercha vainement un placard. Rien. Elle revint dans la chambre, ouvrit les tiroirs d’une commode, cette fois elle mit la main sur tout un assortiment de lingeries, de vêtements fantaisistes, et de perruques. Les accessoires de Missy.

— Combien de temps dure la désinfection ? s’enquit-elle.

— De dix heures trente à vingt heures, j’en profite pour recharger mes batteries.

Elle montrait une prise sur le mur.

— Pendant la désinfection, la porte reste ouverte ?

— Absolument pas ! Le battant est maintenu fermé par un système hydraulique, personne ne peut plus ni entrer ni sortir, la pièce est totalement étanche… Mais ne crains rien, mon chou, je n’oublierai pas de te réveiller avant ! C’est la super-sécurité, je t’assure, il n’y a jamais eu un seul accident… Viens, tu es trop nerveuse, je vais te faire une pourlèche de première !

Elsy haussa les épaules. Les instructions de la plaque émaillée semblaient prouver que le studio de prostitution avait été conçu pour fonctionner en autarcie complète : personne ne venait relever l’argent puisque la prestation était gratuite, aucun réparateur n’effectuait de tournée d’entretien puisque Missy se reconstituait d’elle-même… Là était la solution ! Elle s’agenouilla sur le faux plancher, fit le tour des plinthes. Les évents prévus pour la diffusion du gaz stérilisant se trouvaient là.

Elle dénombra une douzaine de trous de la grosseur d’une noix. Il y en avait six autres dans la salle de bains. Dans la commode elle prit des serviettes-éponges, les déchira et les mouilla, puis, les roulant en boule, les tassa dans chaque tuyau. S’aidant d’un manche de brosse à cheveux, elle s’appliqua à faire de chaque boulet de charpie un noyau compact. Il lui fallut plus d’une heure et demie pour venir à bout de son travail. Elle savait qu’elle prenait un risque énorme. Si les bouchons improvisés sautaient sous la pression, elle périrait en quelques minutes, les poumons brûlés par l’asphyxie. Elle s’assit sur le sol, les genoux douloureux. Après une courte hésitation elle retourna dans la salle de bains et dégagea deux évents, mieux valait ménager une soupape de sécurité, le trop-plein de gaz se déverserait dans le local aux ablutions, allégeant du même coup la tension du réseau. Elle ferma la porte et en obtura les jointures avec un drap mouillé. Missy la regardait faire d’un œil atone, son programme limité aux joutes sexuelles manquait visiblement d’éléments pour apprécier la situation présente. Elsy ne songeait pas à s’en plaindre. Reprenant son souffle, les reins sciés par une crampe, elle alla ouvrir la porte du réfrigérateur déguisé en bahut. Il y avait suffisamment de conserves pour soutenir un siège. Par acquit de conscience elle demanda :

— Qui ramène les provisions ?

— Moi. J’ai une carte de crédit magnétique dans l’ongle de mon pouce droit, mais ne crains rien, il y a bien assez de nourriture pour ton petit déjeuner, mon chou.

Elsy soupira d’énervement et vint s’étendre sur le lit. Le sort en était jeté. Elle ne pouvait pas courir le risque d’affronter l’extérieur en plein jour, alors que la police et les nervis de l’agence de protection des stars arpenteraient les rues. Quant aux caves, aux parkings et aux escaliers, c’est là qu’on la chercherait en premier. Non, elle avait choisi la seule solution valable.

Pendant qu’elle réfléchissait, Missy reprit ses travaux pratiques. Déclenchant les vibro-masseurs incorporés à chacun de ses doigts elle s’attaqua au pubis de sa « cliente », l’effleurant de toute la puissance de ses mains vrombissantes. Elsy cria encore une fois, puis demanda grâce et s’endormit les cuisses serrées.

À neuf heures, le robot la réveilla et lui proposa un bain « à deux ». Elsy ne répondit pas, se redressa et alla quérir une grosse pendule de bronze qu’elle avait repéré la veille sur une console. Elle fut surprise par son poids et eut beaucoup de mal à la lever à bout de bras. Les muscles tremblants sous l’effort, elle bloqua ensuite sa respiration et abattit le bloc de métal sur le crâne de Missy qui se fendit avec un bruit d’œuf éclaté. L’androïde roula sur le sol comme une marionnette privée de support. Une voix grésillante sortit de son dos, faisant sursauter la jeune fille :

 

« … J’ai le regret de vous annoncer que l’unité de plaisir N°55.033 KH 27 se trouve en situation de panne, nasilla le cône d’émission logé sous l’omoplate gauche, les lobes moteurs A et B sont hors service. Le coordinateur dynamique général est enfoncé. Temps de réparation estimé à vingt-trois heures trente-sept minutes. Veuillez patienter en nous excusant pour cette interruption involontaire du programme de stimulation sexuelle. Merci. »

 

Elsy soupira douloureusement, poussa le corps déjeté du robot sous le lit et s’installa sur la couche aux draps froissés. Elle avait peur. À dix heures un autre appel fut diffusé, réclamant l’évacuation immédiate des lieux par tout visiteur humain susceptible d’y séjourner. Ce message fut répété de quart d’heure en quart d’heure jusqu’à ce que la lumière vire au rouge. Une sirène au timbre modulé se déclencha alors, entrecoupée du leitmotiv : « Danger. Évacuation immédiate ! ». Puis tout rentra dans l’ordre et un affreux bruit de verrou annonça la fermeture des lieux. Elsy transpirait abondamment. Pendant quelques minutes il ne se passa rien et elle dut tendre l’oreille pour percevoir le chuintement du gaz derrière le battant de la salle de bains. Elle resta une heure paralysée, les yeux accrochés aux évents, persuadée que d’une seconde à l’autre les bouchons de charpie allaient sauter sous la pression, mitraillant la pièce dans un concert de « plop ! » sonores, mais son travail d’obturation tint bon, et elle se détendit progressivement. Vers le milieu de l’après-midi toutefois, des filets de vapeurs grisâtres filtrèrent sous la porte du cabinet de toilette et elle dut confectionner à la hâte d’autres boudins de tissu mouillé. Si infime fût-elle, la fuite alluma une insupportable brûlure dans ses bronches et elle toussa près de trente-cinq minutes, le visage noyé dans la masse molle de l’oreiller de dentelle. L’air conditionné ne fonctionnant plus, l’atmosphère de la chambre devint rapidement irrespirable. Étendue sur le dos, Elsy haletait comme un marin prisonnier de la carcasse d’un sous-marin échoué, et tout son corps brillait de sueur grasse. « Vingt heures » avait dit Missy, elle se demanda si la faible teneur en oxygène de la pièce lui permettrait d’attendre si longtemps. Elle finit par sombrer dans une sorte de torpeur hallucinée due en grande partie à l’excès de gaz carbonique charrié par son sang, et passa sans transition de la veille au cauchemar.

Enfin, vers vingt heures, le gaz fut aspiré et l’air conditionné se remit à circuler avec un chuintement doux. Cette subite fraîcheur la fit claquer des dents. Réveillée, elle éclata d’un rire hystérique incontrôlable, pleura, rit encore, puis s’étouffa. Enfin elle passa dans la cabine d’ablutions et s’assit dans le baquet. Elle se savonna longuement, se sécha. Il lui fallait passer maintenant à la deuxième partie de son entreprise de camouflage. Il n’était pas question de rester frileusement tapie dans le studio, Missy avait probablement des clients attitrés, des « habitués » qui ne manqueraient pas de se plaindre à la mairie si d’ici 24 heures ils trouvaient le trottoir vide. Elle devait jouer le jeu jusqu’au bout.

Elle se fit un chignon, enfonça sur son crâne une épouvantable perruque orange et coula son corps dans l’un des costumes de cuir du tiroir. Cela n’alla pas sans mal car elle avait les hanches et la poitrine plus forte que le robot aux proportions filiformes. Grâce aux lacets qu’elle s’abstint de tirer à fond, elle parvint cependant à faire illusion. Elle retapa le lit, cacha les boudins de tissu mouillé, puis mangea et but copieusement pour ne plus penser à ce qu’elle allait accomplir. À vingt-deux heures elle libéra la porte, descendit dans la rue et se planta à l’endroit même où elle avait rencontré l’androïde. Le résultat ne se fit pas attendre, dix minutes plus tard un quinquagénaire obèse sortit de dessous un porche. Il hésita, faillit faire demi-tour, acheta un journal au distributeur automatique pour se donner une contenance, et se résolut enfin à traverser la chaussée.

— Bonsoir, fit-elle en espérant ne pas trop bafouiller, tu viens pour la bonne secouade ?

L’autre se racla la gorge. Son visage gras était sillonné d’une multitude de vaisseaux éclatés qui formaient autant de taches violettes.

— Missy n’est pas là ? attaqua-t-il. C’est que…

— Missy est en révision, sa vitesse d’auto-réparation devenait trop lente. Je suis… Clocky. Une nouvelle unité au fini plus réaliste. Je peux transpirer, saigner, ma peau prend bien les bleus, et je sais pleurer. Tu sais le mot de passe ?

Il lui tendit le jeton qu’il tenait à la main. Il était chaud, poisseux. Elle fit mine de l’enregistrer.

— On y va ?

Il la suivit sans protester.

Ce fut une nuit très calme. Par bonheur elle réussit à le faire boire. Lorsqu’elle le hissa sur le lit, l’alcool l’avait en grande partie privé de ses moyens. Il finit par basculer à la renverse en grommelant des obscénités, et ne tarda pas à ronfler. C’est à ce moment qu’elle aperçut le journal sur le sol, avec son titre en lettres hautes de cinq centimètres :

 

« LES TERRORISTES PARLENT !!!! »

 

Elle s’en saisit. « … À en croire les messages communiqués aux différentes agences de presse, l’idée d’un racket doit être définitivement écartée, disait le signataire de l’éditorial, à quinze heures, en effet, les auteurs des horribles attentats qui ont secoué ces derniers jours le monde du spectacle ont pris la parole sous forme d’un manifeste remis à notre journal, ainsi qu’à plusieurs de nos confrères. Les agresseurs, qui revendiquent désormais l’appellation de « Vandales », comptent expliquer de cette manière au public que leur « action purificatrice » (je cite) ne repose sur aucune visée lucrative, bien au contraire. Je laisse à nos lecteurs le soin de juger, mais il semble bien que ceux qui voyaient dans les mutilations infligées à la Grande Léonora, ou à Gwennola Maël, une « punition de créancier à mauvais payeurs » se soient bel et bien trompés. Les motivations des Vandales sont, sinon religieuses, du moins… philosophiques ! Cet aspect nouveau du dossier, loin de clarifier l’affaire, la rend encore plus angoissante car il n’est rien de plus dangereux qu’une poignée d’illuminés poussés par la folie d’une conviction. Quant aux théories mises en avant, que notre public se donne la peine de les étudier, elles lui feront dresser les cheveux sur la tête ! La police restera-t-elle encore longtemps les bras croisés ?

Elsy se passa la main sur le visage. Ses yeux se brouillaient. En page deux s’étalait la photo du « manifeste » : un simple paquet de feuilles grossièrement ronéotypées dont on avait reproduit le contenu un peu plus bas. Elle lut :

 

« LE VANDALISME.

DÉFINITION ET OBJECTIF. »

 

« … Le Vandalisme repose sur la volonté d’abolir toute différence dans la répartition des dons créateurs, refuse le génie ou le talent qu’il considère comme un scandale et une tare, comme une anomalie suspecte et probablement dangereuse, puisqu’elle n’est le fait que de quelques-uns. En règle générale, le VANDALISME refuse le coup d’éclat, le brio, prône le nivellement, l’uniformité, la normalisation rassurante.

« … Les artistes sont tous des détraqués ! clamait le pamphlet. Et l’art n’est que le produit d’une névrose. Baudelaire était syphilitique, Rimbaud homosexuel, Poe alcoolique. Nerval fou, comme Maupassant !

« … En conséquence, le VANDALISME refuse de se prosterner devant les idoles, les vedettes, fustige et voue à l’anéantissement TOUT CE QUI SORT DU RANG. Tout ce qui se fait remarquer, tout ce qui échappe à l’ordre, à la médiocrité, tout ce qu’il dénonce comme « étalage », prétention, orgueil… »

 

À la suite de cette diatribe le théoricien inconnu exhalait sur plusieurs colonnes les vertus de l’humilité, la grandeur du « banal ».

 

« … Il faut que les MALADES se taisent ! criait-il enfin. Se fassent oublier, censurent et refoulent ce qu’ils osent appeler « dons », et que nous nommons à juste titre : « manifestations d’une différence obscène » !

« C’est dans ce but que nous normaliserons tous ceux qui tentent de se SINGULARISER à la face du monde : Chanteurs, pin-up, virtuoses, diva, champions sportifs de toutes catégories, bref, tous ceux qu’on a élevés au rang d’idoles !

« LE COMBAT

NE FAIT QUE COMMENCER ! »

 

Elsy lâcha le journal. C’était pire, pire que tout ce qu’elle avait imaginé. Elle dut se retenir pour ne pas hurler.